Histoire de l'art - Les photographies de Gabriel Lippmann dans l'histoire de la couleur
Recevoir un prix Nobel (1908) pour l’invention d’un procédé photographique en couleur (1891) est significatif tant pour l’histoire de la photographie que pour l’histoire de la couleur. Car la couleur est un objet culturel.
En effet, les couleurs n’ont pas été perçues, conçues ou imaginées de la même manière selon les cultures ou les époques. De ce point de vue, le tournant des XIXe et XXe siècles a constitué une période de révolution des attitudes vis-à-vis des couleurs : les artistes cherchèrent à les arracher à toute échelle tonale afin de faire éclater leur saturation.
Classer les couleurs
Le procédé photographique en couleur de Gabriel Lippmann s’inscrit dans une telle histoire, celle de la recherche d’échelles chromatiques autonomes à la fin du XIXe siècle visant à intensifier la saturation des couleurs. Les artistes souhaitaient en effet s’affranchir de la tradition académique et aristotélicienne qui consistait à subsumer toutes les couleurs à une échelle de valeurs (échelle tonale). Les couleurs étaient alors classées dans une gamme allant des plus sombres aux plus claires, c’est-à-dire rangées dans une échelle allant du noir au blanc.
Les impressionnistes
Les impressionnistes, de manière intuitive, puis les néo-impressionnistes, en recherchant des cautions ou des méthodes scientifiques, ont remis en question cette tradition, délaissant la tonalité noirâtre d’ensemble des tableaux.
Une expérience inaugurale marqua ce tournant lorsque le coloriste Eugène Delacroix, montant dans un fiacre, s’aperçut que l’ombre sur le tissus jaune qui tapissait l’intérieur de la voiture n’était pas grise, mais violette. À partir de cet instant, l’ombre n’était plus considérée simplement comme sombre mais colorée.
Synthèse additive / synthèse soustractive
La seconde étape consista alors à libérer la saturation des couleurs de l’emprise de toute tonalité sombre. Hermann von Helmholtz, que Lippmann rencontra dans sa jeunesse à Berlin, reprit les travaux de James Clerk Maxwell concernant la tripartition de la couleur entre teinte, ton (clarté) et intensité (saturation). Désormais, un bleu roi est un bleu sombre, mais vif, lumineux. Helmholtz établit aussi la différence fondamentale entre la synthèse additive des lumières colorées primaires (rouge, vert, bleu-violet) dont la somme donne du blanc, et la synthèse soustractive des couleurs pigmentaires primaires (rouge, jaune, bleu) dont l’addition donne théoriquement une couleur noire.
L'art de geler la lumière
La technique photographique de Lippmann, en « gelant » les longueurs d’onde des couleurs, reproduit exactement la couleur enregistrée en chaque point de l’image pendant la prise de vue. Elle compte parmi les méthodes directes d’obtention des couleurs, à la différence du procédé photographique indirect de Louis Ducos de Hauron fondé sur une reproduction des couleurs par la synthèse soustractive.
Cela est d’importance, car nombreux sont les rapprochements, souvent hâtifs sinon fautifs d’ailleurs, entre les sciences et les arts, à commencer par l’analyse de la lumière qui est partagée tant par les peintres impressionnistes et surtout néo-impressionniste d’une part, et les scientifiques d’autre part. Dans tous les cas, à partir des années 1880, des artistes comme Cézanne ou Seurat ne cherchèrent plus à imiter un modèle, mais à observer objectivement la perception qui est de nature subjective. Ils ne peignirent plus la nature, mais sa représentation rétinienne. Autrement dit, ils figurèrent les conditions de possibilités de la perception, recherchant l’effet du motif sur notre œil (ill. 4).
Le pictoralisme
Or, l’élégance de la démonstration non pas chimique mais physique du procédé photographique de Lippmann, consistant à geler l’interférence des ondes lumineuses, s’inscrit théoriquement dans une telle perspective qui prolonge la compréhension des mécanismes de la perception. Enfin, entre 1890 et 1914, le pictorialisme, en réaction à la normalisation de la photographie suscitée par l’apparition des appareils instantanés petit format comme le Kodak, permit d’élaborer une esthétique photographique spécifique, de replacer l’acte artistique au cœur même de la pratique photographique et de revendiquer une vision subjective (ill. 5).
Opérer une fusion entre le fond et la forme
Or, les photographies de Lippmann allaient aussi en ce sens, en quête d’une certaine forme de reconnaissance artistique. À telle enseigne, les bouquets de fleurs photographiés par Lippmann (ill. 6) constituent une métaphore de la palette des peintres ; inversement, les palettes ressemblent à des bouquets de fleurs, selon les poètes Baudelaire et Laforgue. Ainsi, photographier ces bouquets, ce n’est pas juste « peindre avec la lumière » selon la belle formule d’Edmond Becquerel, mais opérer une fusion entre le fond et la forme de manière à rivaliser avec la peinture afin de placer la photographie en couleur au rang des Beaux-Art.